« Le Seigneur est parmi nous », Ecclés., 15:5

L’Esprit de mort1 constitue un transport public qui, comme son nom l’indique, ne garantit pas d’arriver entier ou vivant à destination.

Ville tentaculaire, la capitale congolaise n’est pas faite pour le piéton. Reconnaissables à leurs criardes couleurs bleue et jaune ou à leur délabrement, ces Esprits de mort véhiculent quotidiennement l’immense majorité des kinois. En fait de transports en commun, ce sont de vieilles et improbables camionnettes capables, en principe, d’accueillir huit à dix passagers mais qui, en réalité, en transportent allègrement quinze à vingt (sans compter les places extérieurs). Les Esprits de mort et autres taxis (la version berline Deluxe) parcourent toute la ville. Roulant de jour, ils vont d’un point A à un point B et inversement sans jamais dévier de leur trajectoire et, ce, durant tout leur service. Ainsi, pour atteindre une destination, il vous suffira de changer de « ligne » en cours de trajet. Vous débourserez de 200 à 400 CDF (environ de 0,2 à 0,4 Euros) par personne et par course (quelle qu’en soit la longueur). La dangerosité que leur nom rappelle est principalement due aux nombreux chauffeurs qui, dès potron-minet, s’imbibent d’alcool frelaté afin d’altérer la pesante conscience de leur pénible quotidien. A cet égard, il est d’usage, avant de grimper dans l’un d’entre eux, de s’assurer du degré d’ébriété du pilote. Cela vous permettra, normalement, d’éviter de vivre ce que leur nom prophétise.

Dans le but de découvrir la cité, hors parcours touristiques, j’ai rapidement pris l’habitude de déambuler dans ces Esprits de mort. Pour peu que je ne parle pas, je passe en effet pour le plus quelconque des kinois. Un jour où j’étais installé à l’arrière de l’un d’entre eux, un personnage assez bien mis vint s’asseoir à mes côtés. La banquette comptait trois sièges, nous étions déjà quatre, il était la cinquième personne. Nous devions être à-peu-près dix-huit par quelque 28° et aucune fenêtre ouverte. Confortablement installé donc, j’avais avisé la lecture de mon nouveau voisin : la Bible. Rien d’étonnant dans un pays où un christianisme pour le moins bigarré trouve un écho certain. Celui-ci lisait cependant avec véhémence le texte sacré. Il paraissait pénétré, habité, inspiré ; il s’agitait, murmurait, commentait. Je me disais : « Eh bien ! Voilà quelqu’un qui se nourrit véritablement de l’Evangile ». Détournant mon attention, je dirigeai le regard vers une autre direction et me laissai aller aux rêveries d’un songe-creux. Regarder, en dilettante, la ville, la vraie, à travers les vitres de ce type d’embarcation est une expérience pour le moins originale et d’un agrément particulier. Vous percevez toute la frénésie qui habite cette mégalopole, les battements qui l’animent, les pulsations qui l’agitent. On ne comprend d’ailleurs pas grand-chose à toutes ces convulsions ; on les ressent profondément, viscéralement.

Alors que, paisible, je laissais libre cours à mes pensées, je fus violemment sorti de ma torpeur. Sans aucun signe avant-coureur, celui-là même que j’avais précédemment observé s’était, tout soudain, mis littéralement à hurler. Quelle ne fut pas ma surprise ! Ma terreur même ! Ici, vous prenez rapidement le pli d’envisager d’abord le pire et réfléchir ensuite. J’imaginais donc qu’on nous tirait dessus et qu’il avait dû prendre une balle. Rien moins. La garde présidentielle devait être à l’origine de ce forfait en cette période de grandes tensions politiques. Pourtant, attentif, je remarquai que le cri que je croyais d’abord informe paraissait plutôt long et scandé. Il ne pouvait, pensai-je, être le témoignage d’une quelconque douleur tant on y décelait des intonations. Curieux, je tournai mon regard vers celui que je croyais devenir devant moi (et à ma place !) un martyr de la nation. Sidéré, je constatai qu’en fait de martyre, il venait plutôt de se lancer dans un tonitruant prêche et, ce, de la manière la plus fracassante qui soit. Tout s’éclairait subitement ! Auparavant, il préparait son sermon, s’échauffait, en établissait le fil conducteur. Interdit, je guettais autour de moi les éventuelles réactions d’autres passagers qui purent m’assurer que la situation était anormale, inédite, extraordinaire. Que du contraire : une constante impassibilité régnait. Indifférents, les passagers n’avaient pas bougé ni modifié leur posture. Stupéfait, je n’en revenais pas mais décidai néanmoins d’écouter. Notre Bossuet local n’y allait pas avec le dos de la cuillère. L’index levé, l’air menaçant d’un Torquemada et la morgue d’un Savonarole imprimés sur le visage, il déployait les ailes de son exhortation, assenait sentence sur sentence, égrenait son propos de citations terribles. Coquet, il ménageait aussi son style, scandait certains versets avec délicatesse, componction, minauderie. Par ailleurs, à la fin de chacune de ses phrases, il semblait fébrilement guetter d’inespérées réactions de l’auditoire. Au début, celles-ci ne vinrent pas et laissaient notre disert charlatan dans de délicieux moments de solitude (qui me ravissaient au plus haut point tant il commençait à m’échauffer les nerfs2 et l’oreille droite !) Pourtant, au fur et à mesure qu’il montait en puissance (parce qu’il montait en puissance) et mettait plus d’effets dans son homélie des « amen » se firent entendre. D’abord discrets, ils devinrent plus insistants jusqu’à ce que toute l’assemblée, à l’unisson, répondit à chacune de ces invectives avec entrain, religiosité, exaltation. Le bougre savait y faire. Il connaissait son affaire. J’étais entré dans un Esprit de mort, j’assistais désormais au culte dans une église du réveil ambulante. Persuadé d’y laisser un peu de mon audition tant ce vacarme était assourdissant, j’observais ahuri ce spectacle auquel je n’étais pas du tout préparé. Arrivé à destination, au terminus de la ligne, notre pasteur fit preuve d’une agilité remarquable. Véloce, il parvint à s’extraire du véhicule en premier pour prendre stratégiquement position à la portière. En guise de sébile, il tendait ses mains jointes. Non seulement, on ne lui avait rien demandé mais cet imposteur avait l’audace de réclamer pitance pour son sermon ! La coupe était pleine. J’allais passer mon chemin lorsque, incrédule, je vis les passagers me précédant, sortant un à un, lui donner l’argent qu’il réclamait sans vergogne et, ce qui me plongea dans une indicible affliction, lui réclamer également des bénédictions, recommandations divines, intercessions angéliques pour un enfant malade, un métier à trouver, une stérilité à vaincre, une paire de souliers en crocodile … Finalement, demeuré à quelques pas afin de goûter la scène en son entier, je vis ce sordide et impudique Harpagon compter avidement son argent devant ceux-là même qui venaient de l’en gratifier. Cet abject personnage n’avait même pas eu la décence, la correction d’attendre d’être à l’écart.

Le pasteur évangéliste3 est au Congo ce que l’entrepreneur est à l’Occident. Il a développé un modèle économique presque infaillible. En premier lieu, il lui faudra le capital pour acquérir une Bible. Ensuite… ensuite c’est tout. Il devra s’imprégner du message bi-testamentaire. A l’aune du talent dont le Bon Dieu l’aura ou non gratifié, il entamera alors sa carrière dans les Esprits de mort. Les écumant jusqu’à amasser un pécule suffisant, il abandonnera le nomadisme pour s’établir à demeure en louant une salle qui fera office d’église. Elle lui permettra d’accueillir un plus grand nombre de personnes qui contribueront en proportion à l’essor de son entreprise. Ensuite, en concordance avec son business plan, il fera l’acquisition d’un immeuble qu’il amortira rapidement, épargnant le débours d’un loyer. Enfin, on annoncera ses prêches à grand renfort de publicités à travers toute la ville. Des centaines, des milliers de personnes viendront bientôt l’écouter et, bien sûr, contribuer pécuniairement à sa pieuse et sincère prière. Ne nous y trompons pas ! Son audience sera composée des classes les plus pauvres de la ville, prêtes à s’enlever un rein pour satisfaire les demandes incessantes de contribuer en espèce sonnante et trébuchante à l’avènement prochain du Christ – la longueur de l’attente sera fonction de la générosité des ouailles. Grâce à l’indigne récolte de cet argent maigrement et durement gagnés à la sueur du front, le pasteur sera enfin en mesure d’acheter son Prado, sa maison à Ma Campagne et, comble d’ironie, ira cyniquement inscrire ses propres enfants dans les meilleurs collèges catholiques de la ville !

1 Les Esprits de mort causent énormément d’accidents mortels. En effet, leurs chauffeurs ont l’habitude de boire un alcool frelaté qui, non seulement grise l’esprit mais obscurcit également la vue. La ville de Kinshasa, pour contrer ce phénomène bien installé, a acquis une centaine de bus modernes avec chauffeurs agréés censée directement concurrencer ces Esprits de mort. Ce sont les Esprits de vie.

2 Une fameuse scène d’OSS 117, le premier, illustre à merveille ma disposition d’esprit du moment, bien que je me sois prudemment contenu de répéter les propos du héros du film. En effet, ma proximité physique avec le pasteur m’exposait à des conséquences que je n’étais pas prêt à assumer.

3 Entre évangéliste, anabaptiste, adventiste et tous les istes possibles et imaginables que le protestantisme a secrété, je m’y perds. J’emploie par commodité de langage « pasteur évangéliste » qui ne recouvre aucune confession particulière mais plutôt des prêcheurs d’un certain style – ou d’un style certain, c’est selon. D’ailleurs, je doute que ceux qui se revendiquent de tel ou tel iste connaissent précisément la doctrine qu’il est censé recouvrer – si ce n’est celle du lucre.

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