Les célébrations de l’opération Oluja en Croatie ou comment un État membre de l’Union européenne a fêté un nettoyage ethnique dans l’indifférence la plus totale de la « communauté occidentale »[1]

            Il y a deux semaines, le 5 août dernier, la Croatie célébrait, comme chaque année depuis 1995, le Jour de la victoire et de la gratitude de la patrie[2] ainsi que le Jour des défenseurs croates[3]. Aussi, pour marquer le vingtième anniversaire de l’opération Oluja (« tempête » en serbo-croate), une parade militaire fut organisée le 4 août à Zagreb, et ce, au grand dam des populations serbes. Car il est important de rappeler qu’à cette occasion, la Croatie célébra également l’un des plus grands crimes commis au cours des guerres qui ont déchiré l’Ex-Yougoslavie durant les années 90.

L’opération Oluja, le plus important nettoyage ethnique en Europe depuis 1945

            En effet, durant cette opération, qui se déroula du 4 au 7 août 1995 et qui permit à la Croatie de récupérer un territoire de 10.400 km² (représentant 18 % du pays) se trouvant jusque-là sous le contrôle de la RSK, environ 220.000 Serbes furent expulsés de Krajina[4] par l’armée croate. Dans le même temps, près de 2.000 Serbes, dont 1.200 civils – hommes, femmes et enfants –, étaient tués. L’armée croate, conseillée par d’anciens officiers de l’armée américaine et soutenue techniquement par les réseaux de renseignement de l’OTAN, mobilisa pas moins de 130.000 hommes pour accomplir une opération qui représente le plus vaste nettoyage ethnique en Europe depuis la fin de la Seconde guerre mondiale.

            Par ailleurs, si l’on s’en réfère aux données du recensement de 1991[5], plus du tiers de la population serbe vivant à l’époque en Croatie fut expulsé durant ces quatre terribles journées, marquées également par des destructions de propriétés immobilières serbes (maisons, églises, cimetières, hôpitaux, écoles…) via des bombardements d’artillerie, les colonnes de réfugiés devant endurer au cours de leur fuite les survols menaçants de l’aviation croate.

            L’opération Oluja s’inscrivait dans le projet du président croate de l’époque, Franjo Tuđman, visant à créer une Croatie pure ethniquement et qui fut mis en œuvre dès son arrivée au pouvoir via les premières modifications constitutionnelles qui restreignaient le statut de nation aux seuls Croates, tandis que les minorités ethniques et religieuses présentes dans ce pays voyaient leurs droits réduits. Les retranscriptions des instructions données par le Président croate à son état-major lors de la réunion préparatoire à l’opération Oluja, le 31 juillet 1995 à Brioni, parlent d’elles-mêmes : « [Il faut] infliger un tel coup aux Serbes qu’ils disparaîtront pratiquement. »[6]. Il est important de noter que le projet de Tuđman marquait une résurgence de la politique raciste menée par les Oustachis[7] durant la Seconde guerre mondiale.

            En raison de nombreux obstacles à leur retour, notamment en ce qui concerne la restitution de leurs biens immobiliers mais aussi de leurs droits de citoyen de la République de Croatie, seule une infime partie des réfugiés serbes est effectivement retournée en Krajina après la fin du conflit. Aussi, les conditions de vie pénibles, dues aux diverses violations du droit des minorités (notamment des cas de discrimination au sein de l’administration croate), aux manœuvres d’intimidation (avec, par exemple, la destruction systématique des écriteaux bilingues, en écriture latine et cyrillique, dans la ville de Vukovar où les Serbes représentent plus du tiers de la population[8]) ainsi qu’aux violences physiques dont sont victimes épisodiquement les populations serbes de Croatie, n’ont fait qu’encourager ces dernières à quitter le pays[9]. Dans les conditions actuelles, comme le notent les représentants des Serbes de Croatie, cette tendance n’est pas près de s’inverser. D’autant moins que la réconciliation entre les populations serbes et croates, nécessaire à leur cohabitation au sein du même pays, est freinée par le sentiment d’injustice toujours présent chez les Serbes, en particulier en ce qui concerne l’opération Oluja.

            Car, bien que les principaux responsables militaires de cette opération – Ante Gotovina, Mladen Markač et Ivan Čermak – aient effectivement été jugés par le Tribunal pénal international pour l’Ex-Yougoslavie (TPIY), qui avait émis un mandat d’arrêt à leur encontre en 2001, ces derniers furent finalement acquittés[10]. A cet égard, on se souvient du retour triomphal de Gotovina et  Markač en Croatie, accueillis en héros après leur acquittement définitif en 2012, et qui fut très mal perçu au sein de la population serbe.

            Malgré tous ces éléments qui auraient dû justifier un minimum de retenue de la part de Zagreb, les autorités croates n’ont pas réévalué leur projet de célébrer en grandes pompes le vingtième anniversaire de l’opération Oluja.

Célébrations en grandes pompes et relents de fascisme oustachi

            La parade militaire du 4 août, retransmise dans son intégralité sur les chaînes nationales, s’est déroulée naturellement en présence des plus hauts personnages de l’État croate – la Présidente Kolinda Grabar Kitarović, le Premier ministre Zoran Milanović et le président de la Diète – mais également des généraux ayant commandé l’opération Oluja dont Ante Gotovina et Mladen Markač[11]. Étaient aussi présents en tribune officielle deux anciens présidents croates – Stjepan Mesić et Ivo Josipović – ainsi que 42 délégations étrangères : ambassadeurs, attachés militaires et hauts dignitaires militaires parmi lesquels deux généraux américains, la ministre de la Défense de Bosnie-Herzégovine, les chefs d’état-major albanais et bosnien ainsi que d’autres hauts fonctionnaires militaires de Chine, de Pologne, de Macédoine, de Lituanie… A ce propos, il faut souligner qu’aucun représentant de la Fédération de Russie n’a assisté à la parade.

            Ont ainsi défilé, devant les officiels croates et étrangers, 3.000 personnes, principalement des membres de l’armée croate, mais aussi de la police et des services de protection et de sauvetage ainsi que 450 vétérans. Les milliers de spectateurs, présents dans les rues de Zagreb, agitant des drapeaux de la Croatie, ont également pu admiré le défilé de plus de 300 véhicules civils et militaires et d’une trentaine d’avions et d’hélicoptères. Par ailleurs, bien que Zagreb eût invité à participer à cette parade militaire tous les membres de l’OTAN, dont la Croatie fait partie depuis 2009, aucun contingent de l’Alliance atlantique n’était présent. Néanmoins, on a pu voir flotter les drapeaux de certains pays membres – le Royaume-Uni, la Pologne, l’Albanie et les trois États baltes –, brandis par des unités croates et particulièrement applaudis lors de leur passage devant la tribune officielle, notamment par la Présidente croate[12]. Cette dernière, dans un discours tenu en ouverture de la parade, a déclaré qu’Oluja avait été une opération militaire « propre, légitime et brillante » qui a permis de « libérer une région occupée de Croatie », ajoutant que cette action avait fixé les modalités d’une « paix durable ». La Présidente croate a également enjoint ses concitoyens à se montrer « fiers et dignes de l’événement ».

            Les célébrations du 5 août, qui se sont déroulées principalement dans la ville de Knin, en présence notamment de la Présidente et du Premier ministre croates, furent marquées par l’inauguration d’une statue de Franjo Tuđman dans l’ancien fief de la République serbe de Krajina. Ce monument, symbolisant l’accomplissement du projet raciste du premier Président de la Croatie post-yougoslave, sera naturellement très peu apprécié des quelques 3.500 Serbes qui vivent encore dans cette ville qui fut autrefois majoritairement serbe (à 80 % en 1991) et dont les trois-quarts de la population sont aujourd’hui croates. Plus anecdotique mais hautement illustratif du degré de haine anti-serbe régnant au sein d’une partie de la population croate, le concert de Marko Perković Thompson, chanteur connu pour ses positions ultra-nationalistes, fut marqué par l’étalage de symboles oustachis et des appels aux meurtres des Serbes, déjà proférés pendant l’inauguration de la statue de Tuđman. Il faut dire que le susnommé Thompson avait donné le ton en débutant sa prestation par la fameuse salutation oustachie « Za dom spremni! » (littéralement « Pour la patrie – [nous sommes] prêts! »), qui est considérée comme un équivalent du « Sieg Heil » nazi et qui fut repris en chœur par les quelques dizaines de milliers de spectateurs présents dans le stade de football de Knin – le tout dans l’impunité la plus totale et sans que la classe politique croate ne s’en émeuve particulièrement. Plus compromettant encore pour cette dernière, la présence au concert de certains membres du HDZ[13] (Hrvatska Demokratska Zajednica – Union démocratique croate), parti nationaliste fondé en 1989 par Tuđman et dont Kolinda Grabar Kitarović fut la candidate victorieuse aux dernières élections présidentielles. On a pu ainsi voir entre autres, dans la loge VIP, l’actuel président du HDZ, Tomislav Karamarko, ainsi que l’époux de la Présidente croate.

            Enfin, il est important de noter que certains acteurs de la société civile croate, notamment des journalistes, des artistes et des ONG, n’ont pas hésité à critiquer le fait de célébrer le vingtième anniversaire de l’opération Oluja par une parade militaire. On peut souligner également l’initiative courageuse du metteur en scène croate, Oliver Frljić, qui a organisé dans la ville de Rijeka, en collaboration avec le Conseil national serbe (organisme qui coordonne la minorité serbe de Croatie), une performance théâtrale visant à « contrer la glorification de la guerre », quitte à subir les insultes voire les menaces physiques d’individus proches des milieux ultra-nationalistes locaux.

            Malgré ce dernier élément qui vient quelque peu sauver l’honneur de la société croate, les différents faits énumérés ont justifié l’attitude plus que négative des autorités serbes vis-à-vis de ces célébrations.

Réactions de la Serbie : (demi-)victoire diplomatique et commémoration des victimes serbes

            Dès l’annonce de la tenue d’une parade militaire à Zagreb, la Serbie a montré son opposition aux célébrations. Aussi, par la voix de son ministre des Affaires étrangères, Ivica Dačić, Belgrade a lancé un avertissement aux pays de l’Alliance atlantique, indiquant que leur participation à cette parade serait considérée comme un « geste anti-serbe ». Le rejet de l’invitation croate par les pays de l’OTAN fut une victoire pour la diplomatie serbe[14] même si celle-ci fut incomplète puisque, comme nous l’avons noté, certains pays ont tenu, pour des raisons diverses[15], à ce que leur drapeau soit tout de même brandi durant la parade.

            Néanmoins, la diplomatie serbe a également montré ses limites car elle n’est pas parvenue à obtenir de la communauté occidentale qu’elle condamne les célébrations de l’opération Oluja. Aussi, bien que certains politiques serbes aient appelé à ce que le Parlement européen, comme dans le cas du « génocide » de Srebrenica, adopte une résolution condamnant cette opération de nettoyage ethnique, leurs efforts furent vains, d’autant plus que cette institution se trouvait déjà à ce moment-là en vacances parlementaires.

            Outre ces démarches diplomatiques plus ou moins fructueuses, les autorités serbes ont choisi  d’organiser une cérémonie de commémoration des victimes de l’opération Oluja, le jour même de la parade militaire à Zagreb. Cette cérémonie, conduite par le Premier ministre serbe Aleksandar Vučić et le président de la République serbe de Bosnie-Herzégovine Milorad Dodik, s’est tenue dans la ville de Sremska Rača, située à la frontière bosno-serbe. Devant les milliers de personnes présentes, dans une atmosphère de recueillement, les deux dirigeants ont symboliquement jeté des gerbes dans les eaux de la rivière Sava du haut du pont que les premiers réfugiés serbes fuyant la Croatie ont franchi pour rejoindre la Serbie.

            A noter qu’à l’inverse de ses homologues occidentaux, l’ambassadeur de la Fédération de Russie en Serbie a assisté à cette cérémonie. Ainsi, un peu moins d’un mois après le veto russe au Conseil de sécurité de l’ONU sur la résolution britannique concernant le massacre de Srebrenica, Moscou démontrait encore une fois qu’elle restait la seule et unique alliée des populations serbes tout en réaffirmant son intention de jouer un rôle important sur la scène balkanique. Rappelons à ce propos que cette tactique de se positionner en tant que défenseur des peuples orthodoxes des Balkans[16] est une constante de la géopolitique russe dans cette région. Cela dit, s’il est clair que la présence d’Alexander Tchépourine a été très appréciée de la majorité des Serbes, grandement russophiles, il n’est pas sûr que le gouvernement siégeant à Belgrade, de plus en plus sous influence occidentale selon certains analystes, ait pris la mesure de ce nouveau geste de soutien de Moscou.

            Outre la cérémonie de Sremska Rača, les autorités serbes ont également décidé d’instaurer le 5 août un Jour du souvenir des Serbes tués et déplacés durant l’opération Oluja, qui sera également un jour de deuil national et qui apparaît comme une réponse directe aux célébrations croates. A ce propos, Aleksandar Vučić a exprimé sa déception face au refus des ambassades occidentales de mettre leur drapeau en berne durant cette journée de deuil, considérant que ce geste était irrespectueux vis-à-vis de la décision du gouvernement serbe mais aussi du protocole diplomatique.

            Enfin, dans un souci d’honnêteté intellectuelle, il est important de noter que certains hauts dirigeants politiques serbes n’ont pas fait preuve de la retenue légitimement attendue durant un jour de deuil national. Ainsi, dans un discours tenu à Belgrade, le Président serbe, Tomislav Nikolić, a établi abusivement une continuité entre le NDH d’Ante Pavelić et la Croatie contemporaine tout en ajoutant que les Croates étaient fascistes par nature. Une rhétorique qui fut reprise complaisamment par certains médias locaux, réputés proches du Premier ministre serbe, et qui n’ont pas hésité, par exemple, à qualifier la Présidente croate d’« Oustachie ». Par ailleurs, cette journée fut marquée par des protestations devant l’ambassade de Croatie en Serbie où se sont réunis 300 membres du SRS (Srpska Radikalna Stranka – Parti radical serbe), parti ultra-nationaliste fondé en 1991 par Vojislav Šešelj[17] et dont ce dernier est encore aujourd’hui le président. Un drapeau croate fut d’ailleurs brûlé par le président du SRS, qui a ponctué son acte par des déclarations grand-serbes appelant à la reconquête de la Krajina, ce qui a déclenché l’ire des autorités de Zagreb.

            En dépit de ces derniers éléments qui rappellent la complexité des relations entre la Serbie et la Croatie, les tensions entre les deux pays auraient assurément pu être limitées si la communauté occidentale avait clairement pris position dès l’annonce des célébrations.

La (non-)réaction de la communauté occidentale : un silence qui en dit long

            Contrairement à ce que l’on pouvait attendre, la communauté occidentale a choisi de se murer dans le silence, considérant qu’il ne fallait pas raviver les tensions au sein de la région : une position qui pourrait paraître, à première vue, justifiée tant les questions relatives aux guerres des années 90 restent sensibles dans les pays issus de l’Ex-Yougoslavie. Néanmoins, les célébrations de l’opération Oluja ayant été précédées quelques semaines auparavant d’un cas typique d’ingérence occidentale dans les affaires mémorielles ex-yougoslaves, à l’occasion du vingtième anniversaire du « génocide » de Srebrenica, l’attitude des Occidentaux apparaissait dès lors moins sincère pour ne pas dire purement cynique. Mais, au-delà du silence des Occidentaux, c’est l’absence de condamnation de ces célébrations qui choque car il est assez ironique que la communauté occidentale, si attachée à la défense des droits de l’Homme, accepte sans la moindre protestation qu’un de ses membres, la Croatie faisant partie de l’Union européenne et de l’OTAN, célèbre en grandes pompes une opération de nettoyage ethnique, de surcroît la plus importante en Europe depuis 1945. On peut donc légitimement considérer que l’attitude des Occidentaux trahit une nouvelle fois leur hypocrisie, si flagrante dans l’épisode de la résolution britannique sur Srebrenica comme nous l’avions évoqué dans un précédent article[18], mais qui atteint ici des sommets malsains.

            Car, dans le cas des célébrations de l’opération Oluja, l’absence de réaction des Occidentaux constitue une minimisation voire une négation pure et simple des crimes dont furent victimes les Serbes de Croatie, une attitude qui n’a pas évolué depuis les années 90 comme l’ont démontré Edward S. Herman et David Peterson dans un récent article[19]. Pour avoir une idée du niveau de cynisme qui régnait déjà à l’époque de l’opération Oluja au sein de la communauté occidentale, il suffit de rappeler les propos de Peter Galbraight, ambassadeur des États-Unis en Croatie de 1993 à 1998 : selon le diplomate américain, il n’y avait pas eu de nettoyage ethnique en Krajina car cette pratique était exclusivement une spécialité serbe. Outre le comportement partial des dirigeants politiques occidentaux, toujours d’actualité, le traitement médiatique de ces événements en Occident témoigne également de cette vision biaisée selon laquelle il existe de bonnes et de mauvaises victimes, les Serbes entrant naturellement dans cette dernière catégorie. A ce titre, l’étude réalisée par Herman et Peterson sur la couverture médiatique dont ont bénéficié le « génocide » de Srebrenica et l’opération Oluja (autour de leur date anniversaire en 2000, 2005 et 2010) est édifiante : elle révèle clairement l’existence d’un phénomène de mémoire sélective au sein des médias occidentaux et, de manière encore plus flagrante, dans les médias américains.[20] Le vingtième anniversaire de ces deux événements n’aura pas dérogé à la règle, les victimes bosniaques du « génocide » de Srebrenica ayant bénéficié d’une large couverture médiatique qui contraste clairement avec la quasi-absence de mention des victimes serbes de l’opération Oluja dans les médias occidentaux, malgré quelques exceptions notables, notamment en France[21].

            Aussi, l’absence de condamnation des célébrations de l’opération Oluja de la part des Occidentaux, mis à part l’argument hypocrite de ne pas raviver les tensions dans la région, est avant tout motivée par la volonté politique de ne pas remettre en question le story-telling développé à l’époque des faits et qui demeure, vingt ans après, la ligne directrice de la communauté occidentale. Car une réévaluation de cette narration des événements, selon laquelle les Serbes sont les uniques agresseurs et ne peuvent donc pas jouir du statut de victimes, exposerait assurément les Occidentaux à une analyse critique de leur rôle, non seulement dans l’opération Oluja, mais aussi, et c’est là le plus grand risque, durant l’ensemble des guerres yougoslaves. Le maintien du story-telling actuel, que ce soit dans le cas du « génocide » de Srebrenica ou dans celui de l’opération Oluja, reste donc nécessaire pour la communauté occidentale en terme de crédibilité politique, d’autant plus que le processus d’européanisation et d’atlantisation des Balkans occidentaux repose sur cette narration des événements.

            Néanmoins, alors que Belgrade négocie actuellement son entrée dans l’Union européenne, ce qui l’oblige à prendre certaines mesures de politique étrangère impopulaires au sein de la population serbe (normalisation des relations avec le Kosovo, distension progressive des liens avec la République serbe de Bosnie-Herzégovine, éloignement forcé vis-à-vis de la Russie…), le fait que ni Bruxelles ni aucun pays européen n’aient émis la moindre critique quant à la célébration du nettoyage ethnique des Serbes par la Croatie, qui est de surcroît le dernier État en date à avoir rejoint l’UE, ne fera qu’accentuer la progression de l’euroscepticisme en Serbie. Les fameux principes de respect de la mémoire des victimes et de réconciliation des peuples, constamment rabâchés par les diplomates européens dans les médias serbes, trouvent dans le cas des célébrations de l’opération Oluja un terrible démenti. Un démenti d’autant plus cruel que ces mêmes principes avaient justifié, un mois plus tôt, le forcing des Européens mais aussi des Américains auprès des autorités serbes afin que celles-ci acceptent la résolution britannique sur le massacre de Srebrenica et qu’ Aleksandar Vučić assiste aux commémorations de cette tragédie à Donji Potočari, d’où il fut chassé, rappelons-le, à coups de pierre. Ainsi, la tactique des Occidentaux se révèle à double tranchant puisqu’en choisissant de favoriser ou de ménager leurs alliés bosniaques et croates, dans le même temps, ils s’antagonisent les populations serbes en alimentant leur sentiment légitime d’injustice. Pis, les derniers événements ne feront que raviver l’animosité des Serbes vis-à-vis des Croates mais là encore, comme dans le cas de la résolution sur Srebrenica, le réveil des tensions interethniques était peut-être justement le but de la démarche occidentale. Même s’il est vrai que le terrain était propice à ce type d’escalade.

Vers un gel des relations entre la Croatie et la Serbie ?

            Car, dans une perspective plus large, cet épisode marque une nouvelle montée des tensions politiques qui perdurent entre Zagreb et Belgrade depuis la fin de la guerre en 1995 et qui se sont accentuées depuis le début de l’année 2015.

            Ainsi, en janvier, le premier discours de Kolinda Grabar Kitarović après sa victoire électorale avait failli provoquer un incident diplomatique, cette dernière mentionnant, par accident ou à dessein, la Voïvodine, province autonome de la République de Serbie, parmi les pays de la région où elle défendrait le sort des populations croates : cette bévue fut interprétée par Belgrade comme une remise en question de l’intégrité territoriale de la Serbie. Par ailleurs, outre la question épineuse du retour des réfugiés serbes en Croatie et la situation difficile des populations serbes vivant dans ce pays, les relations des deux pays avaient été entachées dernièrement par une bataille judiciaire[22], à propos des crimes commis de part et d’autre pendant la guerre et qui a connu son épilogue en février. La Cour internationale de Justice a ainsi jugé que ni la Serbie ni la Croatie n’avaient commis de génocide pendant le conflit qui les avait opposées. Compte tenu de l’attitude pour le moins négative des tribunaux internationaux vis-à-vis de la Serbie, en témoigne la conduite partiale du TPIY, ce verdict était apparu davantage comme une victoire serbe qu’un « match nul » judiciaire ce qui ne manqua de faire enrager la partie croate. Il faut également noter que la Croatie profite de son statut de membre de l’Union européenne, acquis en 2013, pour faire pression sur la Serbie dans certains dossiers, mettant en balance la possibilité pour les Croates de ralentir l’intégration serbe dans l’UE. A cet égard, les dernières évolutions du différend territorial, qui oppose les deux pays depuis treize années à propos du tracé de leur frontière le long du Danube, présentent un exemple assez édifient. Ainsi, au mois de mars, la Croatie a décidé de recourir à un arbitrage international pour régler définitivement ce différend et faire valoir ses revendications sur 10.000 ha du territoire serbe[23]. Aussi, cette procédure nécessitant l’accord de Belgrade pour être lancée, Zagreb n’a pas hésité à brandir la carte des négociations d’adhésion européenne pour faire fléchir la partie serbe. Enfin, dans la période précédant les célébrations de l’opération Oluja, diverses déclarations de dirigeants politiques croates quant à la situation des Serbes de Croatie, jugée « satisfaisante » selon leurs dires, contribuèrent également au climat de tensions entre les deux pays dont le paroxysme, nous l’avons vu, fut atteint au début du mois d’août.[24]

            Actuellement, comme le juge Mate Granić, conseiller de la Présidente croate et ancien ministre des Affaires étrangères de la Croatie, les relations des deux pays ne sont clairement pas bonnes si bien que la visite du Président serbe, envisagée avant les derniers événements, n’est désormais plus d’actualité. L’ambiance risque donc d’être pesante lors du prochain sommet consacré aux Balkans occidentaux, qui doit se tenir à Vienne le 27 août prochain. Gageons qu’Angela Merkel, dont le gouvernement fut à l’origine de cette initiative régionale, saura trouver les arguments pour réconcilier, ou du moins, amener les deux pays à mettre entre parenthèses leurs différends le temps de cette réunion importante. En tout cas, la Chancelière allemande pourra assurément compter sur le Premier ministre serbe pour arrondir les angles, ce dernier étant toujours prêt à justifier le nouveau statut de la Serbie en tant que « facteur de paix et de stabilité dans les Balkans ».

Épilogue : le Premier ministre serbe propose de commémorer toutes les victimes des guerres yougoslaves

            Dans cette optique, Aleksandar Vučić a annoncé son intention de proposer aux dirigeants des pays ayant pris part aux conflits des années 90, l’instauration d’un Jour commun de commémoration de toutes les victimes de ces guerres, sans distinction d’appartenance nationale. Bien que la proposition officielle ne sera faite qu’au moment du sommet de Vienne, les Premiers ministres croate et kosovar, Zoran Milanović et Hashim Thaçi, ainsi que le membre bosniaque de la présidence de Bosnie-Herzégovine, Bakir Izetbegović, ont d’ores et déjà rejeté cette initiative. Inversement, le président de la République serbe de Bosnie, Milorad Dodik, et son homologue monténégrin, Filip Vujanović, ont salué la suggestion d’Aleksandar Vučić. Même s’il ne faut pas perdre de vue la dimension politicienne de cette proposition, le Premier ministre serbe cherchant clairement depuis quelques mois à s’attirer les bonnes grâces des Occidentaux, une telle initiative mérite d’être saluée tant la réconciliation des peuples d’Ex-Yougoslavie est nécessaire.

            Mais comme le notent certains responsables serbes, il est nécessaire pour cela que les autres pays de la région acceptent de remettre en question le récit manichéen de la guerre, soutenu comme on l’a vu par la communauté occidentale, selon lequel ces États ont été essentiellement des victimes des guerres d’agression serbes, et à ce titre, n’ont pas pu commettre de crimes puisqu’ils ont agi en état de légitime défense. Un récit qui commence à s’effriter dans certains de ces pays à mesure que le travail des historiens locaux progresse mais également grâce aux révélations de documents jusque-là tenus secrets ainsi qu’aux témoignages des acteurs de l’époque dont les langues se délient progressivement. Dès lors, espérons que le principe selon lequel l’Histoire des guerres yougoslaves est écrite par les vainqueurs croates, bosniaques et albanais et leurs protecteurs occidentaux, et ce, toujours au détriment des vaincus serbes, sera bientôt brisé.

[1]    Nous avons choisi d’utiliser ce terme, faisant délibérément écho à l’expression galvaudée de « communauté internationale », afin de faire référence aux États occidentaux – schématiquement les États-Unis, les États membres de l’Union européenne et autres (Australie, Canada, Norvège…) – dont les décisions politiques sur la scène internationale apparaissent de plus en plus uniformisées ; le leadership de cette communauté occidentale se trouvant bien entendu à Washington, les Américains déléguant à Bruxelles et à Berlin la tâche de maintenir l’emprise étasunienne sur le continent européen. On remarquera, par exemple, que la communauté occidentale applique de manière coordonnée la politique de sanctions contre la Russie, établie dans le contexte de la crise ukrainienne.

[2]    Ce jour (Dan pobjede i domovinske zahvalnosti en croate) célèbre la reconquête de la ville de Knin par l’armée croate, au cours de l’opération Oluja, qui marqua la fin de la République serbe de Krajina (RSK), une entité serbe autoproclamée sur le territoire croate en 1991, dans le contexte d’accession à l’indépendance de la Croatie.

[3]    Ou Dan hrvatskih branitelja en croate. Depuis 2008, le 5 août est également dédié aux militaires en service et aux vétérans de l’armée croate.

[4]    Historiquement, la Krajina (qui signifie « frontière » ou « confins » en serbo-croate) fut constituée durant la seconde moitié du XVIe siècle par l’Empire austro-hongrois en tant que zone tampon le long de la frontière avec l’Empire ottoman. L’Autriche-Hongrie fit venir principalement, dans ces confins militaires, des populations serbes qui avaient fui la domination ottomane, leur offrant une liberté religieuse et une certaine autonomie en échange de leur contribution militaire à la défense de cette région frontalière.

[5]    Le recensement de 1991, qui représente la dernière photographie de la population de la Croatie avant le début de la guerre, comptabilisait 581.663 Serbes, soit 12,2 % de la population totale de ce pays.

[6]    Edward S. Herman et David Peterson, Vulliamy and Hartmann on Srebrenica : A Study in Propaganda, 26 juillet 2015, disponible sur : http://mrzine.monthlyreview.org/2015/hp260715.html

[7]    Les Oustachis, avec à leur tête le tristement célèbre Ante Pavelić, créèrent en 1941 l’État indépendant de Croatie (Nezavisna Država Hrvatska – NDH), suite à l’invasion de la Yougoslavie par les Nazis dont ils étaient très proches idéologiquement. Ils élaborèrent notamment le « plan des trois-tiers », concernant les populations serbes de Croatie, selon lequel un tiers des Serbes devaient être éliminé, un autre tiers expulsé du pays et le dernier tiers converti de force au catholicisme. Dans cette optique, les Oustachis établirent le camp de concentration de Jasenovac, situé dans la région croate de Slavonie, où périrent plus de 100.000 personnes dont la moitié étaient des Serbes.

[8]    A ce propos, le Conseil municipal de Vukovar a décidé récemment, en violation de la Loi sur l’usage des langues et des écritures des minorités nationales mais également de la Constitution croate, de bannir l’écriture cyrillique des panneaux de la ville.

[9]    Ainsi, toujours selon les données du Bureau croate des statistiques, de 201.631 en 2001 (soit 4,5 % de la population de Croatie), les Serbes n’étaient plus que 186.633 lors du dernier recensement en date qui eut lieu en 2011.

[10]  Čermak fut innocenté à l’issue du procès initial en 2011. Gotovina et Markač, condamnés en première instance, étaient acquittés en appel en 2012.

[11]  Désormais à la retraite, ils font tous deux partie, depuis le mois d’avril, de l’organe consultatif du Conseil pour la sécurité nationale, sur décision de la Présidente croate.

[12]  Il est intéressant de noter à ce propos que, de 2011 à 2014, Kolinda Grabar Kitarović occupa la fonction de Secrétaire générale adjointe de l’OTAN, chargée de la diplomatie publique.

[13]  Actuellement dans l’opposition au sein de la Diète croate où il compte 41 sièges sur 151, le HDZ est l’un des deux principaux partis politiques en Croatie avec le SDP (Socijaldemokratska partija Hrvatske – Parti social-démocrate de Croatie) du Premier ministre Zoran Milanović. Le SDP, qui détient 56 sièges à la Diète, gouverne via une coalition formée avec d’autres partis de centre-gauche.

[14]  A ce propos, il faut rappeler que certains pays comme les États-Unis et l’Allemagne avaient initialement accepté l’invitation croate avant de se rétracter suite aux avertissements de Belgrade.

[15]  On peut ainsi analyser la présence du drapeau britannique comme une pique de Londres envoyée à Belgrade, en réponse à l’échec récent de la résolution sur Srebrenica. Aussi, on peut expliquer la présence des drapeaux de la Pologne et des Pays baltes par une volonté de ces derniers de rappeler leur attachement à l’OTAN au moment où ils se disent menacés par la Russie. Enfin, pour ce qui est de la présence du drapeau albanais, outre un geste de solidarité envers Zagreb, l’Albanie ayant rejoint l’Alliance atlantique en même temps que la Croatie (en 2009), on peut y voir une manifestation des dissensions existant entre Tirana et Belgrade, notamment à propos du Kosovo.

[16]  Parmi lesquels on compte les Serbes, les Bulgares, les Grecs, les Macédoniens et les Monténégrins.

[17]  Vojislav Šešelj, qui a été inculpé par le TPIY pour crime de guerre et crime contre l’humanité et qui était incarcéré depuis 2003 à la Haye, se montre très actif depuis que le tribunal l’a autorisé, en novembre 2014, à retourner en Serbie pour soigner un cancer. Cette mise en liberté provisoire avait déclenché un tollé dans certains pays de la région, notamment en Croatie, où le président du SRS est considéré comme un criminel de guerre.

[18]  Disponible notamment via le lien suivant : https://medias-presse.info/lechec-du-projet-de-resolution-portant-sur-le-massacre-de-srebrenica-retour-sur-un-nouvel-exemple-de-lhypocrisie-et-du-cynisme-des-occidentaux/35758

[19]  Edward S. Herman et David Peterson, The “Srebrenica Massacre” Turns 20 Years Old, 5 août 2015, disponible sur : http://dissidentvoice.org/2015/08/the-srebrenica-massacre-turns-20-years-old/

[20]  Id.

[21]           http://www.causeur.fr/croatie-krajina-serbie-tempete-34039.html, http://www.humanite.fr/vingt-ans-apres-lexode-des-serbes-une-region-vide-580773 et http://www.lefigaro.fr/vox/monde/2015/08/05/31002-20150805ARTFIG00143-operation-tempete-quand-la-croatie-celebre-le-nettoyage-ethnique-des-serbes-de-krajina.php

[22]  La Croatie avait porté plainte contre la Serbie en 2000, pour crime de génocide, devant la Cour internationale de Justice. Belgrade avait répondu en 2009 par une contre-plainte, également pour génocide.

[23]  La Serbie revendique, quant à elle, 3.000 ha du territoire croate.

[24]  Citons l’échange de notes de protestation suite aux incidents survenus à Knin et devant l’ambassade croate à Belgrade.

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