
« S’il y a quelque chose qui ne répond pas à ces trois critères – le semper, l’ubique et l’ab omnibus – il faut le rejeter comme hérétique. »
Si enim secundum carnem vixeritis, moriemini : si autem spiritu facta carnis mortificaveritis, vivetis.
Car si vous vivez, selon la chair, vous mourrez ; mais si, par l’Esprit, vous faites mourir les œuvres de la chair, vous vivrez [Romains 8:13]
La contribution de l’Abbé Barthe, récemment publiée dans Duc in altum dans la traduction italienne, mérite qu’on s’y attarde.
Ce qui est le plus intéressant, ce n’est pas tant son évaluation du nouvellement élu Léon XIV, ni le réalisme pragmatique avec lequel il reconnaît la continuité de Prévost avec son prédécesseur ou les espoirs d’un assouplissement des restrictions de la liturgie traditionnelle.
L’Abbé Barthe écrit :
Il y a un paradoxe, voire un risque, pour ceux qui invoquent la liberté pour la liturgie et le catéchisme traditionnels : celui de se voir accorder une sorte d’« autorisation » à la catholicité liturgique et doctrinale. Nous avons déjà eu l’occasion de citer à titre d’exemple la situation paradoxale créée au XIXe siècle dans le système politique français, lorsque les plus ardents partisans de la Restauration monarchique, ennemis de principe des libertés modernes introduites par la Révolution, se sont battus sans relâche pour obtenir un espace de vie et d’expression, la liberté de la presse, la liberté d’enseignement. Toutes choses étant égales par ailleurs, dans le système ecclésial du XXIe siècle, au moins dans un avenir immédiat, un relâchement du despotisme idéologique de la réforme pourrait être bénéfique. Mais, probablement avantageux à court et moyen terme, il pourrait finalement s’avérer radicalement insatisfaisant.
Ce qu’il me semble doit être souligné, c’est l’avertissement, à peine voilé, que l’Abbé Barthe adresse à ceux qui recourent aux arguments de l’adversaire pour obtenir une légitimité dans le monde ecclésial, en appliquant l’argumentum ex concessis.[1] Dans ce cas, « ceux qui invoquent la liberté pour la liturgie et le catéchisme traditionnels » – et qui condamnent la synodalité bergoglienne – font appel à cette même synodalité afin que les “communautés de Summorum Pontificum” soient reconnues comme l’une des nombreuses expressions du polyèdre ecclésial composite.
La dénonciation de l’Abbé Barthe ne révèle pas un paradoxe, mais le paradoxe, la contradiction qui invalide à la racine toute attestation d’orthodoxie de la part des soi-disant conservateurs :
l’acceptation des principes révolutionnaires de la prétendue “église synodale” comme contrepartie (incomplète, d’ailleurs) de sa tolérance. En réalité, cet échange n’est pas du tout égal. L’“église synodale” se borne à appliquer également aux conservateurs cette légitimité d’existence qu’elle reconnaît à tout autre “mouvement” ou “charisme” présent dans le polyèdre ecclésial, mais elle se garde bien de reconnaître que leurs demandes peuvent aller au-delà d’une simple concession d’ordre esthétique et cérémoniel. Le contrat non écrit entre les conservateurs et la Hiérarchie post-bergoglienne prévoit que les “préférences liturgiques” d’un groupe de clercs et de fidèles peuvent être tolérées si et seulement si ces derniers s’abstiennent de mettre en évidence l’hétérogénéité, l’incompatibilité et l’irréductible différence entre l’ecclésiologie et l’ensemble du cadre doctrinal sous-jacents au Vetus Ordo et ceux exprimés dans le rite montinien réformé.
L’Abbé Barthe ne tait pas les questions cruciales : se référant aux Électeurs de Léon XIV, il les définit « tous du sérail conciliaire », faisant preuve d’un certain courage, surtout en considération de son rôle public et de sa dépendance vis-à-vis de ces prélats. Tout comme il ne reste pas silencieux sur la tromperie dans laquelle tombent ceux qui font précisément usage de la liberté de religion pour invoquer pour eux-mêmes une tolérance qui n’est pas refusée même aux adorateurs des idoles amazoniennes.
La supercherie est double :
non seulement à cause du paradoxe que l’abbé Barthe a souligné à juste titre, mais aussi et surtout à cause d’un piège bien pire, constitué par l’acceptation, au moins implicite, de la séparation forcée, contre nature et impossible entre la forme cérémonielle du rite et sa substance doctrinale.
Il s’agit d’une opération de dé-signification de la Liturgie, qui consiste à se voir reconnaître le droit de célébrer dans le Rite Tridentin à condition que le célébrant n’accepte pas les implications doctrinales et morales de ce rite. Mais si ce “prêtre Summorum” accepte ce principe, il doit aussi accepter son application inverse. En effet, du moment où l’on admet que la Liturgie peut être célébrée en faisant fi de la doctrine traditionnelle qu’elle exprime – une doctrine dans laquelle l’“église synodale” ne se reconnaît pas et qu’elle considère autre qu’elle– on finit par accepter que même la liturgie réformée peut ignorer les erreurs et les hérésies qu’elle insinue et qu’aucun Catholique digne de ce nom ne peut absolument ratifier. Ce faisant, cependant, on fait le jeu de l’adversaire, dans l’illusion de pouvoir être plus rusé que le diable. Tout se résume à une question de vêtement et de chorégraphie, d’esthétique et de sentiment qui satisfasse ou non les goûts personnels, comme le confirment les récentes paroles du cardinal Burke : « Vous ne pouvez pas prendre quelque chose d’aussi riche en beauté et commencer à enlever les beaux éléments sans que cela ait un effet négatif[2] ». Rien ne pourrait être plus étranger à l’esprit de la Liturgie Romaine, selon laquelle la beauté des cérémonies est telle parce qu’elle est une expression nécessaire de la Vérité qu’elle enseigne et du Bien qu’elle pratique.
L’“église synodale” annexe les conservateurs au panthéon tant convoité non seulement parce qu’elle leur donne ce qu’ils veulent – des pontificaux solennels célébrés par des Prélats influents, sans implications doctrinales – mais aussi parce qu’aucun des interlocuteurs du Saint-Siège n’a la moindre intention d’exiger quoi que ce soit d’autre ; et même si quelqu’un osait demander plus, le gatekeeper de service – littéralement, l’ostiarius – interviendrait promptement pour appeler à la “prudence” et à la “modération”, plus soucieux de ne pas perdre sa position de prestige que du sort de la résistance catholique. À cela s’ajoute la politique du « tais-toi »[3] prônée par Trad Inc[4], selon laquelle les éventuelles concessions que les modérés espèrent obtenir de Léon suggèrent de ne pas le critiquer ouvertement pour ne pas se l’aliéner.
La voie de la persécution, de l’ostracisme, de l’excommunication ne semble pas faire partie des hypothèses de mes confrères :
il semble qu’ils soient déjà résignés à un destin de tolérance, dans lequel ils ne peuvent être ni vraiment catholiques ni pleinement synodaux ; ni amis de ceux qui combattent l’ennemi infiltré dans l’Église, ni de ceux qui tentent de la remplacer par un succédané humain d’inspiration maçonnique. À ces tièdes, le Seigneur demandera des comptes avec plus de sévérité qu’Il ne le fera avec tant de pauvres curés qui ont d’autres priorités pastorales plus pressantes. Il est à espérer que l’avertissement de l’Abbé Barthe ne reste pas lettre morte, car l’heure du combat approche et il serait irresponsable de se trouver désarmés et sans préparation, dans ces situations.
Et c’est précisément en temps de persécution qu’il faut redécouvrir l’actualité et la valeur des paroles de saint Vincent de Lérins[5] :
In ipsa item catholica ecclesia magnopere curandum est ut id teneamus quod semper, quod ubique, quod ab omnibus creditum est ; hoc est etenim vere proprieque catholicum.[6]
S’il y a quelque chose qui ne répond pas à ces trois critères – le semper, l’ubique et l’ab omnibus – il faut le rejeter comme hérétique. Cette norme nous protège des erreurs répandues par les faux pasteurs, dans la certitude sereine d’agir conformément à la Tradition et de pouvoir ainsi suppléer à l’absence d’autorité ecclésiastique en raison de l’état actuel de nécessité.
+ Carlo Maria Viganò, Archevêque
3 Septembre MMXXV, S.cti Pii X Papæ, Conf.
© Traduction de F. de Villasmundo pour MPI relue et corrigée par Mgr Viganò
[1] L’argumentum ex concessis est une technique rhétorique et logique dans laquelle un interlocuteur utilise les prémisses, les arguments ou les déclarations acceptés par l’adversaire pour construire son argument, souvent pour le réfuter ou démontrer l’incohérence de sa position. Cette stratégie repose sur l’idée d’accepter temporairement les revendications de l’adversaire (les « concessions ») et de les utiliser pour en tirer des conclusions qui le mettent en difficulté ou corroborent sa propre thèse.
[2] Cfr. https://x.com/mljhaynes/status/1954919906492747838
[3] Zip it, en anglais. Cfr. https://www.radiospada.org/2025/09/leone-xiv-lipotesi-zip-e-la-contropartita-per-i-conservatori-una-strategia-gia-tentata-e-che-lascia-perplessi-in-7-punti/
[4] Trad Inc est l’expression américaine – que l’on pourrait traduire en italien par Tradizione Spa – qui désigne les fidèles et les blogs conservateurs organisés comme des entreprises, qui agissent selon la logique du marché en dépendance des actionnaires.
[5] Saint Vincent de Lérins, Commonitorium, 2
[6] Dans l’Église catholique elle-même, il faut prendre le plus grand soin de maintenir ce qui a toujours été cru, partout et par tous, c’est-à-dire vraiment et proprement catholique.
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