Alain Escada a réalisé une interview de Thierry Marignac, auteur du livre Vu de Russie. Pour rédiger ce livre, Thierry Marignac s’est rendu plusieurs mois en Russie, a sillonné le pays et interrogé des personnes de milieux très différents les uns des autres.
« Guerre fratricide »
AE – Votre livre « Vu de Russie » surprendra bien des lecteurs qui ne connaissent ce conflit et ce pays que par l’intermédiaire des médias. D’emblée, votre préfacier russe souligne qu’il s’agit d’une « guerre fratricide », que « des deux côtés du front tombent des gens portant des noms russes », qu’une grande partie « des soldats et officiers du camp adverse parlent et pensent en russe » et qu’il y a « bien peu de familles en Russie qui n’aient pas des parents proches ou lointains de l’autre côté de la ligne de front ». L’Ukraine a été transformée en anti-Russie. L’inverse est-il vrai ? Ou bien, au contraire, les Russes sont-ils nombreux à espérer retrouver l’unité ancienne ? Votre préfacier rappelle que c’est à Kiev que la « Rouss » et l’Etat russe sont nés. Pouvez-vous nous parler un peu de ces liens anciens et de ce qu’il en subsiste en Russie ?
TM – L’effet de « miroir » va bien au-delà de ça. J’évoque dans le livre, les réseaux de solidarité ukrainien pour leurs troupes au Donbass, croisés à Kiev en 2015, structurés exactement de la même manière que ceux que j’ai vus en Russie l’année dernière, en associations citoyennes avec leur propre financement indépendant, leur propre méfiance du régime, à l’époque Porochenko. Dans les relations que j’entretiens avec mes amis et connaissances ukrainiens, j’utilise les mêmes « codes culturels » qu’avec les Russes — et avec succès. Trois ans de guerre, de souffrances et d’innombrables ruptures, souvent au sein d’une seule et même famille, ont laissé des traces et une réconciliation rapide paraît extrêmement improbable. L’usage fait du côté ukrainien, notamment par les « bataillons », du folklore nazi provoque le raidissement « sacré » des Russes, pour des raisons compréhensibles. La nuance que j’ai tenté de souligner, c’est que les Russes accueillent ce divorce tragique avec une note d’accablement se distinguant de l’hystérie souvent témoignée par les Ukrainiens. Les Russes en accusent les acteurs occidentaux dont l’hystérie est la marque de fabrique et les nostalgies IIIe Reich omniprésentes en Ukraine de l’Ouest. Les Russes ne sont pas dépourvus d’admiration pour la capacité de résistance de leurs ennemis ukrainiens, dans laquelle ils voient l’opiniâtreté des Slaves. Les références historiques sont brandies chez eux pour contrer le « révisionnisme » du camp ennemi. L’Occident, selon eux, cherche à provoquer une hémorragie de sang slave — il a réussi à provoquer un schisme inconcevable.
Officiers français pulvérisés par un Iskander
AE – Vous parlez (p. 58) d’officiers français « pulvérisés par un Iskander dans un hôtel QG quelque part avec d’autres officiers de l’OTAN ». Le grand public en France ne sait rien de cela. Comment expliquez-vous le silence sur ce fait ?
TM – Ce n’est pas à vous que je vais révéler le « soviétisme » de l’information officielle européenne et française. En l’occurrence, il s’agissait du toit d’un grand hôtel d’Odessa abritant le QG d’un état-major commun DGSE/MI6. Secret de polichinelle depuis que le président français avait annoncé l’envoi « des mecs » à Odessa, un whisky à la main, dit-on. Quant aux Britanniques, ils sont à la manœuvre en Ukraine depuis 1945, lorsque, les Allemands à peine partis, ils envoyèrent des SAS assurer la logistique des collabos de l’AOUN-OUPA sur ordre de Churchill. La destruction de ce dernier étage de palace a été documentée par photos et vidéos indéniables. Un Iskander coûte très cher. La cible ne peut être « anodine ». Le silence des médias est dans la ligne de l’absurde triomphalisme occidental à chaque fois démenti par la réalité de la guerre qui prévaut dans le récit dominant jusqu’aujourd’hui. L’auto-intoxication dénoncée par un John Le Carré dans son ultime roman paru à titre posthume, comme recette de la défaite.
Des Américains qui s’appuient sur le pègre ukrainienne
AE – Les témoignages que vous avez ramenés du Donbass sont passionnants. On reste étonné en apprenant que les combattants pro-russe ont livré des combats avec succès en utilisant des armes très anciennes récupérées ici ou là. Comment analysez-vous le succès de cette rudesse et de cette débrouillardise face à des soldats ukrainiens équipés par l’Occident ?
TM – En l’occurrence, il s’agissait de soldats sous-équipés par l’Occident. Il est de notoriété publique que les industriels de l’armement en Ukraine détournaient le matériel envoyé par les Occidentaux et le leur — l’Ukraine disposant d’une industrie d’armement non négligeable depuis l’URSS — pour le revendre en Afrique ou en Asie et s’embourber les rétro-commissions. J’ai personnellement assisté en 2015 à une réunion à la Maison de l’Ukraine, où les associations patriotiques ukrainiennes d’aide au Donbass dont j’ai parlé plus haut, mettaient en accusation ces industriels, dans une ambiance de lynchage. Je vous jure que les cravatés à la tribune n’en menaient pas large. J’en ai parlé dans mon précédent bouquin « La Guerre avant la guerre, chronique ukrainienne » (Éditions Konfident). Le défaut de la cuirasse des guerres américaines est de s’appuyer sur des bourgeoisies compradores et la pègre qui ne souhaitent que s’enrichir, dont le patriotisme est sur des comptes off-shore. Quand ils arrachaient des tanks ou des canons des monuments de la Seconde Guerre mondiale pour combattre les Ukrainiens, les miliciens du Donbass, certainement aidés par les forces spéciales russes, ne faisaient qu’équilibrer le jeu, avec des armes qui tuent toujours.
Drones, bombardements et adrénaline
AE – Vous avez expérimenté la vie en zone de guerre, la menace que font peser les drones et les bombardements. Comment avez-vous ressenti cette situation devenue le quotidien de certains ?
TM – Comment aurais-je pu me passer de cette expérience ? Grâce à des amis en zone frontalière, donc sujette à des incursions permanentes des troupes ukrainiennes et des bombardements quotidiens, j’ai eu la chance, l’honneur dirais-je même, de ressentir sur ma vieille peau de punk antédiluvien le quotidien de la guerre. Certaines expériences précédentes m’avaient préparé. Belfast 1986, où les bombes étaient monnaie courante, où les paras anglais étaient embusqués au coin des rues, l’arme braquée sur le passant, les racketeurs de l’IRA prêts à dégainer pour un chapeau qui tombe — le ghetto noir de Jersey-City, New-Jersey USA, où les gangs Crips et Bloods, réglaient leur différents commerciaux sur la cocaïne au pistolet-mitrailleur Uzi parfois en plein jour… Bref, un certain capital d’adrénaline à mon actif, mais je n’avais jamais, ayant expérimenté des guerres civiles, su ce qu’était un bombardement urbain, sachant qu’à Belgorod, certains ont fait de nombreuses victimes innocentes, notamment des enfants en octobre 2023.
Véritable sentiment populaire
AE – Peut-on dire que cette guerre a ressoudé le peuple russe ? A lire les témoignages que vous avez recueillis, on a l’impression que le sursaut patriotique russe rassemble tous les profils, y compris les plus improbables.
TM – Je suis avare des « déclarations » de nos jours à la mode. Vous me permettrez de me citer moi-même : Il semble se confirmer définitivement qu’en Russie, comme je l’avais vu en Ukraine dans des circonstances symétriques neuf ans plus tôt, la guerre est soutenue, en dehors du régime, voire contre lui, par un véritable sentiment populaire.
Sanctions occidentales sans effet
AE – Un fait frappant, c’est que les sanctions occidentales n’ont pas l’air d’affecter beaucoup la Russie. Les magasins sont plein, on n’y manque de rien. A quoi sert ce bluff des dirigeants européens ?
TM – Une de mes hilarités les plus sonores, c’est en revenant en UE, y compris dans des médias « alternatifs » après la parution de mon bouquin, quand on m’a demandé si les Russes « mangeaient à leur faim » ? Décervelés par les médias !… Mes amis russes, me jugeant trop maigre d’après leurs critères, me proposaient à bouffer dix fois par jour, offusqués que je refuse, mon estomac vieille France ne supporte que trois repas par jour. Quand j’ai décidé de leur proposer un ragoût d’agneau à la bière belge en Oural, j’ai traversé la rue jusqu’au supermarché. J’ai trouvé tout ce qu’il fallait, notamment les Kriek à la cerise, un peu plus chères… La Kirghizie a vu son PIB augmenter de 20%, son nouveau président a même, ça n’est pas courant dans le monde moderne, augmenté les retraites… Tous les 4×4 japonais et coréens transitent par ce pays qui ne compte que 6 millions d’habitants n’ayant pas les moyens de se payer ces véhicules de luxe sur des poids lourds — en direction de la Fédération Russe… Le récit européen sert à persuader le chaland que le diabolique Poutine est un cauchemar. Ce n’est sûrement pas un rêve, mais les dirigeants européens pourraient lui envier un certain nombre de choses — une certaine réussite économique et la popularité…
Sympathie persistante pour la culture et la langue françaises
AE – Malgré la russophobie de nos dirigeants, les Russes font la distinction et conservent une admiration pour la culture et la langue françaises. Comment expliquez-vous cette sympathie persistante ?
TM – Encore une fois, les Russes, à la différence de nombre de nos compatriotes, sont capables de distinguer les gouvernements et leurs peuples, dont certains sont peut-être moins endoctrinés qu’il ne semble. Par ailleurs, cela paraît sans doute inouï à une époque marketing où la concurrence est chez nous la règle absolue, il existe dans le peuple russe une forte composante sentimentale, en particulier chez les gens simples, et la France et Paris sont pour toujours un rêve inoubliable.
Vu de Russie, Thierry Marignac, La Manufacture de livres, 2025, 250 pages, 18,90 euros
A commander en ligne sur le site de l’éditeur
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