Il est de bon ton, parmi les intellectuels patentés ou auto-proclamés, d’affirmer que le livre qui porte ce nom « n’a pas pris une ride », 50 ans aujourd’hui après sa première parution (1) et 23 ans après la mort de son auteur Guy Debord. Tout ce qui s’est « spectaculairement » développé depuis, dont le numérique, internet, et, en corrélation, la mise en scène des guerres, des révolutions, ou des élections (notamment les plus récentes) jointe à la marchandisation généralisée, n’aurait fait que confirmer ses analyses.

Il est également de bon ton de dire que l’on a récemment relu, ce que l’on a en réalité souvent jamais lu, tout au plus parcouru, ou entendu commenter.

Une véritable lecture fait apparaître une réalité plus complexe : cette oeuvre ne procède pas par démonstration, mais par affirmations péremptoires qui peuvent parfois rappeler les aphorismes de Nietzsche.

Elle est profondément ancrée dans la pensée marxiste, avec ses mérites, ses limites, ses problématiques et ses problèmes. Les présupposés, les sous-entendus, les allusions, et les clins d’oeil propres à cette appartenance n’y manquent pas, et leur sens pourrait échapper aux non-initiés.

Sa première phrase : « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. » est ainsi un détournement de celle qui commence Le Capital (2) « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une immense accumulation de marchandises. » Elle livre, en fait, l’essentiel de sa thèse, qui, elle même prolonge, actualise, et développe les réflexions de Marx sur le le fétichisme de la marchandise et l’affirmation de la vie ressentie par le prolétariat comme ramenée à un simple spectacle. Dans les trois premiers chapitres, et spécialement le second, se trouvent les développements les plus nécessaires, la suite se trouvant trop souvent engluée dans les problématiques, les débats, et la phraséologie du marxisme gauchiste révolutionnaire de son époque qui, pour le coup, en portent excessivement la marque, en dépit du fait que certains tendent à y revenir.

« Le spectacle ne peut être compris comme l’abus d’un monde de la vision, le produit des techniques de diffusion massive des images (3 ) ». Il ne s’agit donc pas seulement ici, comme le croient les faux lecteurs, des habituelles dénonciations des « mass-médias », instruments de propagande aux mains des puissants, associés aux méfaits du règne nouveau de l’image et de l’émotionnel, ni même de dénoncer ce qui n’est pas d’aujourd’hui : un spectacle que le pouvoir politique présente au peuple pour le dominer, mais il s’agit plus largement et plus profondément d’une analyse d’ensemble de la société moderne : « Le spectacle, compris dans sa totalité, est à la fois le résultat et le projet du mode de production existant. Il n’est pas un supplément au monde réel, sa décoration surajoutée. Il est le cœur de l’irréalisme de la société réelle. » (4) En bonne orthodoxie marxiste, la marchandise dans « les conditions de survie » originelles était un surplus marginal voué à l’échange. Tout a été inversé par « le développement des forces productives (…) le grand commerce et (de) l’accumulation des capitaux », la valeur d’échange initialement subordonnée à la valeur d’usage désormais la domine, et même le travail humain devient marchandise, en salariat et en « survie augmentée » (5).

 Avec « la deuxième révolution industrielle, la consommation aliénée devient pour les masses un devoir supplémentaire à la production aliénée. »(6)

Suit l’analyse, propre à Debord, de l’état actuel de la société : « Le spectacle est le moment où la marchandise est parvenue à l’occupation totale de la vie sociale. »(7) : non seulement le spectacle devient marchandise, mais la marchandise devient Le spectacle. Le fétichisme dont elle est l’objet règne en toute puissance d’illusion : « Le spectacle est une guerre de l’opium permanente pour faire accepter l’identification des biens aux marchandises ; et de la satisfaction à la survie augmentant selon ses propres lois. » (8) « Le spectacle est le discours ininterrompu que l’ordre présent tient sur lui-même, son monologue élogieux. » (9)

Au chapitre III, notre auteur présente des illustrations de ce qui précède, ainsi, d’une part « L’Agent du spectacle mis en scène comme vedette (…) modèle d’identification, (…) pour s’identifier lui-même à la loi générale de l’obéissance au cours des choses (…) la représentation de différents types de personnalité, (qui) montre chacun de ces types ayant également accès à la totalité de la consommation, et y trouvant pareillement son bonheur. »(10), et, d’autre part, le «gadget » qui « exprime ce fait que, dans le moment où la masse des marchandises glisse vers l’aberration, l’aberrant lui-même devient une marchandise spéciale » (11). Dans ce chapitre, il réduit aussi , sans les nommer, l’opposition des deux blocs, communiste et capitaliste,  en « spectaculaire concentré » et « spectaculaire diffus » ce qui annonce leur future fusion dans ce qu’il appellera, en temps, avant la chute du mur de Berlin, le « spectaculaire intégré » et lui donnera une glorieuse dimension prophétique tout en éclairant de son point de vue cet événement-spectacle.

En dépit de son intérêt, cette œuvre souffre d’un présupposé qui en diminue la valeur, et que l’on devine dès la citation de Feuerbach, précédant le chapitre I, détournée certes, contre la Société du Spectacle, mais tiré de L’Essence du christianisme : « Et sans doute notre temps… préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être… Ce qui est sacré pour lui, ce n’est que l’illusion, mais ce qui est profane, c’est la vérité. Mieux, le sacré grandit à ses yeux à mesure que décroît la vérité et que l’illusion croît, si bien que le comble de l’illusion est aussi pour lui le comble du sacré. »

 A ce sujet, l’analyse de Debord part de l’athéisme marxiste le plus dogmatique :

« Le spectacle est la reconstruction matérielle de l’illusion religieuse. La technique spectaculaire n’a pas dissipé les nuages religieux où les hommes avaient placé leurs propres pouvoirs détachés d’eux : elle les a seulement reliés à une base terrestre. Ainsi c’est la vie la plus terrestre qui devient opaque et irrespirable. Elle ne rejette plus dans le ciel, mais elle héberge chez elle sa récusation absolue, son fallacieux paradis. Le spectacle est la réalisation technique de l’exil des pouvoirs humains dans un au-delà ; la scission achevée à l’intérieur de l’homme. »(12)

Ce qui suit fait apparaître la limite de sa vision :

« Les survivances de la religion et de la famille – laquelle reste la forme principale de l’héritage du pouvoir de classe –, et donc de la répression morale qu’elles assurent, peuvent se combiner comme une même chose avec l’affirmation redondante de la jouissance de ce monde, ce monde n’étant justement produit qu’en tant que pseudo-jouissance qui garde en elle la répression »(13).

Notre auteur ne voit pas que la fluidité spectaculaire de la marchandisation est en train de corroder prioritairement ces « survivances » qui pourraient être bien plus que cela : ce sans quoi  la vie humaine n’a plus de sens et que l’illusoire descente du ciel sur la terre ne peut compenser. Debord, prisonnier de son postulat marxiste ne peut accéder à cette hypothèse, qui signifierait non plus le passage d’une illusion à une autre, finalement plus frustrante encore, mais une rébellion contre les fins dernières de l’Homme trompé par un spectaculaire grand divertissement, au sens pascalien.

Il faut d’autres bases philosophiques et spirituelles pour l’envisager.

Patrick Malvezin

(1) Rappelons que cette oeuvre, fut (avec la mythique, fantasmatique, fantomatique et ineffable « internationale situationniste » fondée par l’auteur) réputée l’inspiratrice et l’agent actif de «mai 68 », nonobstant le fait que ces événements référentiels ont aussi été attribués à d’autres parents, et que ce qui a suivi n’est pas exactement ce qui était voulu par ces géniteurs présumés.

(2) de Marx !

(3)  Chap I- 5

(4)   I-6

(5) La survie nécessite désormais un salaire (ou des revenus) pour couvrir des charges objectivement ou subjectivement inévitables, l’ensemble augmentant selon la production et l’exigence de sa consommation.

(6) II-42

(7) II-42 (8) II-44(9) I-24(10) III-61(11) III-67(12) I-20(13) III-59

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