Analyse géopolitique du Général Pinatel (source)

Le but de cette analyse est d’effectuer un premier recensement, non exhaustif, des conséquences de la guerre en Ukraine sur la situation géopolitique mondiale et d’ouvrir le débat sur cette question essentielle.

L’Occident face à un nouvel et inéluctable échec militaire

Comme je l’affirmais dans mes posts et mes interventions médiatiques depuis la fin du premier mois de guerre où pratiquement toute l’aviation ukrainienne avait été éliminée du ciel, « on ne peut pas gagner une guerre de haute intensité avec seulement des chars et des canons, si votre adversaire bénéficie de la maitrise absolue du ciel avec ses avions et ses missiles sol-sol ». Cette conviction interdite d’expression dans les médias français, gagne les pays anglo-saxons qui disposent d’une presse libre et de journalistes qui font leur travail d’investigation. Ainsi, The Telegraph le 26 Mai titrait : “Putin could be able to pull off a shock triumph”.

Après trois mois de guerre dans laquelle, selon le Président Zélinsky, 20 000 soldats ukrainiens sont mis hors de combat chaque mois[1] et plusieurs volets de sanctions économiques, force est de constater que la Russie poursuit son offensive tout en honorant jusqu’à une date récente tous ses contrats pétroliers et gaziers, et encaissant environ 1 milliard de dollars par jour alors que la guerre lui couterait suivant des évaluations finlandaises 850 millions par jour.

L’intensification de l’offensive russe pose la question de l’efficacité des sanctions occidentales au moment où l’effet boomerang qu’elles ont sur nos économies commence à lézarder le front anti-russe[2] car l’alternative américaine d’importation de gaz liquéfié vient de se tarir pour au moins six mois, suite à un incendie dans la principale usine au Texas, ce qui obère la production américaine de 17%.

Face à cette situation, les appels de plus en plus pressants du Président Ukrainien et les prises de positions des « jusqu’aux boutistes », dont le Président français fait partie[3] : « je souhaite que l’Ukraine l’emporte », entrainent une montée en gamme des livraisons d’armes tout en continuant de faire croire à leurs opinions publiques que cela peut changer l’inexorable issue de cette guerre.  Pourtant l’encouragement à la poursuite de la guerre est criminel pour le peuple et les soldats ukrainiens. C’est tout aussi inconséquent pour nos économies et donc pour le niveau de vie des français et des européens.

En effet pour répondre à des livraisons massives de matériel militaire qui vont causer des pertes à la population russe du Donetsk et aux soldats de l’opération spéciale, Poutine vient de commencer à fermer les robinets des gazoducs sans grande conséquence pour la Russie, l’explosion des prix qui en résulte compensant la perte de revenus liée à la diminution des volumes de livraison.

Malheureusement la diminution des quantités de gaz fournies entrainera une hausse de l’inflation à l’Ouest, voire obligera des industriels à fermer leurs usines, condamnant l’économie européenne à une croissance négative.

L’inefficacité des sanctions économiques à nouveau mise en lumière

Les responsables politiques comme Bruno Lemaire qui veulent : « livrer une guerre économique et financière totale à la Russie », dans l’objectif assumé de « provoquer l’effondrement de l’économie russe », oublient ou ne savent pas que les sanctions économiques, outil classique des mesures de rétorsion des États démocratiques contre ceux qui ne le sont pas, n’ont jamais eu l’efficacité attendue. Le recours à ce type d’instrument qui s’est accéléré au cours des années 1990, à l’initiative d’États ou du Conseil de sécurité de l’ONU n’a jamais réussi à constituer un substitut à des mesures plus difficiles à faire accepter par les citoyens et à mettre en œuvre comme l’intervention militaire.

Pour l’ancien Président de la République Frederik Willem de Klerk[4], prix Nobel de la Paix, les sanctions prises à l’encontre de l’Afrique du Sud visant à faire stopper le régime d’apartheid ont eu des conséquences inverses:

 –le Parti National au pouvoir a mis à profit la pression internationale et les sanctions pour rallier les électeurs et renforcer sa mainmise sur le pouvoir ;

 – les sanctions infligées en 1970 par l’OPEP encouragent l’Afrique du Sud à mettre au point un processus pour produire du pétrole à partir du charbon ;

– l’embargo sur les armes prononcé en 1963 par le Conseil de sécurité va forcer l’Afrique du Sud à développer sa propre industrie d’armement qui a atteint à la fin des années 60 le sixième rang mondial ;

– le désinvestissement des sociétés étrangères comme général Motors permet à la direction blanche d’Afrique du Sud de racheter la société à un prix bradé. Rebaptisée Delta Motors elle continue de produire les mêmes automobiles et dégage des profits qui restent tous en Afrique du Sud.

De même, les sanctions occidentales prises après l’annexion de la Crimée « ont poussé Moscou à revoir son intégration dans l’économie mondiale », explique Richard Connolly[5], spécialiste de l’économie russe à l’université britannique de Birmingham, et « Elles ont déclenché un virage net vers un recours accru aux ressources domestiques – une russification de l’économie –, et vers une politique économique étrangère cherchant à élargir les relations avec les nations non occidentales. Dès lors, l’ensemble des politiques économiques ont été pensées sous le prisme de la sécurité et l’autonomie », ajoute M. Connolly, avec un objectif clair : permettre au pays de tenir face à des sanctions futures. Pour réduire sa dépendance aux créanciers étrangers, la Russie a limité sa dette publique (17,9 % du PIB en 2021) et accumulé d’importantes réserves extérieures, en limitant son exposition au dollar. Elle a bâti son propre système de communication financière, le SPFS (« système de transfert de messages financiers »), concurrent du réseau occidental Swift.

La Russie a aussi renforcé son industrie agricole, afin de devenir autosuffisant en matières premières alimentaires clés. « C’est probablement le plus grand succès de la russification », estime Richard Connolly. À cet égard, l’année 2018 a marqué un tournant, avec des exportations agricoles excédant d’un bon tiers les ventes d’armes (15,6 milliards de dollars), source traditionnelle de revenus pour la Fédération de Russie, après les recettes d’hydrocarbures. Le développement des exportations de produits alimentaires est devenu une priorité avec un objectif de 45 milliards de dollars à l’horizon 2024. Cet objectif est en voie de réalisation, si l’on considère les progrès enregistrés en 2019 (25 milliards de dollars), puis 2020 (30,7 milliards de dollars), année-charnière qui a vu la Russie devenir exportateur net. En matière d’énergie, Moscou a déployé des moyens pour produire ses propres technologies destinées à l’industrie pétrolière et gazière, afin de ne plus acheter celles de BP ou de Shell. En revanche en matière de technologies le résultat est mitigé, ce qui a renforcé sa dépendance à la Chine qui aujourd’hui n’a plus besoin de l’Occident pour être à la pointe de toutes les technologies en particulier le domaine du numérique.

Plus largement une étude non exhaustive de la Yale School of Management[6] listant 1342 entreprises étrangères ayant investi en Russie relativise l’isolement économique et technologique que subit à l’heure actuelle la Russie. Seulement 327 entreprises (24%) ont stoppé leurs engagements russes ou quittent la Russie. Ce sont essentiellement des entreprises anglo-saxonnes et de l’Europe du Nord. Dans cette liste figurent seulement 22 entreprises allemandes[7] et 7 entreprises françaises[8]. Les autres se répartissent ainsi : 247 « business as usual », 130 ont seulement suspendu leurs investissements, 638 ont réduit leurs activités pour différentes raisons tout en laissant l’option d’un retour à la normale ouverte. Il est évident que beaucoup espèrent une fin de l’offensive russe qui ferait sortir l’Ukraine de l’actualité et leur permettrait de reprendre leurs activités .

La fin de 30 ans de suprématie occidentale sur le monde

Pour de nombreux analystes et dirigeants mondiaux il devient clair que la guerre en Ukraine marque la fin de 30 ans de suprématie mondiale des États-Unis et de l’Occident en général. Certes, la croyance établie après la chute de l’URSS de l’universalité des valeurs occidentales dont la démocratie et les droits de l’homme sont les piliers, avait déjà été fortement atteinte par les  échecs américains en Afghanistan et en Irak. Après des premiers succès militaires incontestables, l’occupation de ces pays pour y imposer la démocratie a entrainé des conséquences dramatiques pour les populations et a suscité un tel rejet qu’il a favorisé le développement de l’islamisme. D’abord, après la première guerre du Golfe, c’est la création d’Al-Qaida par Ben Laden, imprégné de l’idéologie la plus radicale des Frères Musulmans, opposé comme beaucoup d’Imams saoudiens à la venue sur la terre sacrée de l’Islam de 500 000 soldats infidèles pour reconquérir le Koweït. Puis le développement d’une tendance encore plus radicale d’obédience wahhabite, l’État islamique, conséquence de l’occupation de l’Irak par l’Armée américaine entre 2003 et 2011 ainsi que les retours des Talibans au pouvoir à Kaboul, islamistes nationalistes et non internationalistes comme Al Qaïda et l’IE.

L’agression russe et les sanctions économiques que veulent imposer les occidentaux ont confirmé de façon éclatante ce que les échecs américains des dernières années avaient mis en avant.  En effet, lorsqu’on liste les pays qui se sont abstenus de voter les sanctions contre la Russie (voir carte), on constate qu’ils représentent environ 70% de la population et de la superficie des terres émergées mondiales.

En particulier tous les pays à majorité de musulmans se sont abstenus ou ont voté contre tandis que neuf pays du continent africain ont voté contre et 22 se sont abstenus, dont le Nigeria.

Si l’on est optimiste comme Hubert Védrine, on minimise cette réalité en parlant de « non-alignement ». Mais c’est faire fi de la compétition entre la Chine et les Etats-Unis pour la suprématie mondiale. A mon avis, on voit plutôt se dessiner ce que les géopoliticiens du XXème siècle[9] avaient théorisé : la lutte pour la suprématie mondiale entre l’Heartland et le Rimland.

Parmi les pays abstentionnistes l’Inde et la Chine.

L’Inde a un impératif stratégique de ménager la Russie face à son bras de fer avec la Chine qui désormais contrôle le Pakistan. Moscou peut l’aider à éviter qu’avec l’aide de la Chine, le Pakistan, son ennemi irrédent, dispose en Afghanistan de la profondeur stratégique qui lui manque.

Vis-à-vis de la Chine, la Russie dispose d’atouts très importants outre ses matières premières et son énergie. La Russie exerce en effet un contrôle plus ou moins total sur trois des axes de son projet BRI[10]. C’est ce que souligne Rebecca Fabrizi, Associate Director of the Australian Centre on China in the World of the National Autralian University: “Russia also needs to ensure that China does not block its resurgence while its poor relations with the US and EU create a serious risk of isolation. China needs Russia to cooperate if its One Belt One Road initiative, putting China at the centre of Eurasian power, is to succeed. This mutual interest has supported their economic relationship, although it seems unlikely that China will ever supplant Europe as an economic partner for Russia[11]”.

Eléments de Prospective

D’ici la fin de l’été Poutine aura atteint ses objectifs : le contrôle total du Donetsk, de la province de Marioupol et de la région de Kherson. À moins d’un effondrement de la résistance ukrainienne, il n’a pas, d’après moi, les moyens militaires de poursuivre jusqu’à Odessa. Les forces russes s’organiseront alors en position défensive et des référendums seront organisés pour établir des républiques autonomes rattachées à la Fédération de Russie. Comme Hubert Védrine, je pense que s’il y a une ouverture de négociations, elles se limiteront à organiser l’échange de prisonniers et à régler des questions humanitaires et logistiques aux limites des nouvelles frontières comme l’exportation de céréales. Car la Russie n’acceptera pas de restituer les territoires conquis quels que soient les avantages qu’on lui ferait miroiter. Une situation de « non-guerre armée » s’établira comme celle qui a existé au Donbass depuis 2014

Les occidentaux accepteront de facto cette situation car la Russie est une puissance nucléaire et n’hésitera pas à faire un usage de cette arme de terreur en signe d’ultime avertissement si dans quelques années l’Ukraine aidée de l’OTAN se lançait dans une guerre de reconquête. C’est cette situation qui prévaut en Corée depuis 70 ans et qui se pérennise, la Corée du Nord ayant accédé depuis à la puissance nucléaire.

Est-ce que cette défaite de l’Occident ouvrira les yeux des dirigeants européens sur leur soumission aux USA qui les a conduit à ne pas prendre en compte les exigences de sécurité de la Russie. Rien n’est moins sûr l’Atlantisme étant fortement entré dans la tête de nos dirigeants ce qui faisait déjà dire, il y a soixante ans, au Général de Gaulle[12] : « Le grand problème, maintenant que l’affaire d’Algérie est réglée, c’est l’impérialisme américain. Le problème est en nous, parmi nos couches dirigeantes, parmi celles des pays voisins. Il est dans les têtes. »

Pour l’Europe, aller vers une confrontation de plus en plus risquée avec la Russie ou une acceptation des exigences de Moscou concernant sa sécurité dépendra au final de l’évolution du rapport de forces politiques en Allemagne.

En effet, l’approbation de l’opinion publique concernant la participation de l’Allemagne au soutien de l’Ukraine s’érode plus rapidement que dans les autres pays de l’UE. Alors qu’en mars 2022, 80% des Allemands approuvaient les sanctions économiques et financières contre la Russie, ils ne sont plus que 74% en mai. Sur la fourniture d’armes à l’Ukraine la baisse de l’adhésion est encore plus importante. Entre mars et mai elle a chuté de 9 points (66% vs 57%) plaçant l’Allemagne à la dernière place des pays européens.

Une fois encore ce n’est pas malheureusement la voix de la France qui, dans les cinq prochaines années, décidera de l’avenir de l’Europe et de ses rapports avec la Russie, mais celle de l’Allemagne, où le pouvoir politique est plus à l’écoute des intérêts économiques de ses entreprises et de ses citoyens.

En conclusion, Il faut espérer que la raison l’emportera sur la folie guerrière et qu’au lieu de se lancer dans le financement d’une course aux armements qui profitera majoritairement à l’industrie d’armement américain, l’Europe mobilisera ses efforts et ses financements pour développer une énergie non carbonée qui est la seule voie possible pour limiter le changement climatique dans des limites supportables par la majorité des habitants de notre planète.


[1] 100 morts et 500 blessés par jour, évaluation probablement sous-évaluée

[2] https://www.wsj.com/articles/natural-gas-could-start-to-melt-united-front-against-russia-11655289000?mod=Searchresults_pos3&page=1

[3] https://www.tf1info.fr/international/video-guerre-ukraine-russie-emmanuel-macron-a-irpin-ville-martyre-je-souhaite-que-le-pays-de-zelenski-l-emporte-declare-le-chef-de-l-etat-2223330.html

[4] Géoéconomie n°30 été 2004 pages 43 à 57

[5] Auteur d’un ouvrage sur le sujet (Russia’s Response to Sanctions, Cambridge University Press, 2018).

[6] https://som.yale.edu/story/2022/over-1000-companies-have-curtailed-operations-russia-some-remain mise en ligne le 19 juin

[7] BASF, Deutch Telekon, Henkel, Siemens la plupart des autres arrêtent leurs exportations vers la Russie

[8] Atos, Deezer, l’Occitane, Publicis, Schneider Electric, Société Générale, Sodexo

[9] Le Britannique Halford Mackinder (1861-1947) : Qui règne sur l’Europe orientale règne sur la terre centrale. Qui règne sur la terre centrale règne sur l’île mondiale. Qui règne sur l’île mondiale règne sur le monde L’américain Nicholas Spykman (1893-1943) :  Celui qui domine le Rimland domine l’Eurasie. Celui qui domine l’Eurasie tient le destin du monde entre ses mains ».

[10] L’axe Kazasthan, Moscou, Pologne vers l’Europe du Nord ; l’axe des anciennes routes de la Soie qui aboutissent à l’Iran et à l’Europe du Sud via la Turquie ;

[11] https://reporter.anu.edu.au/russia-and-china-convergence-interests

[12] Cet extrait est tiré du tome 2 de l’ouvrage C’était de Gaulle, d’Alain Peyrefitte, paru en 1997 chez Fayard (Editions de Fallois), page 17

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