
Les spectateurs de YouTube ont pu constater, depuis quelques jours, l’apparition de clips publicitaires en faveur de l’opération israélienne en cours en Iran. Très bien réalisés, avec des slogans choc et une progression. Le premier était, à peu de choses près, une carte du Moyen-Orient rouge ou l’Iran était une tache noire portant cette seule question : « Pourquoi l’Iran construit-il des missiles balistiques ayant une portée de 4000 km ? » (La distance qui le sépare de l’Europe, c’était indiqué au début). Le second, qui a suivi quelques jours plus tard, était plus sophistiqué, montage très vivant d’images d’archives. Il y figurait des dignitaires iraniens — dont certains sont déjà dans l’autre monde — avec des extraits de leurs déclarations les plus incendiaires et une affirmation, cette fois sans ambiguïté, de la menace sur les villes euro-américaines. Phrases courtes, mots-clés, images percutantes. Impossible de croire à de l’improvisation : l’ouvrage de professionnels. On imagine une suite à mesure de l’opération militaire. Il semble fort probable que l’opération de communications ait été conçue parallèlement à celle-ci, en avance, avec un plan à chaque étape.
Opérations psychologiques ou Psy-Ops
Depuis la dernière guerre d’Irak, cet aspect des opérations psychologiques ou Psy-Ops s’est beaucoup développé. À l’époque, on avait vendu la pantalonnade des armes de destruction massive au public, à l’aide de sous-traitants. Des suppôts du Parti Républicain aux États-Unis, du New Labor au Royaume-Uni. À l’époque, bien qu’il s’agisse de communicants grassement payés, on était encore dans une forme d’amateurisme. Le contenu fanatisé des messages le prouvait. On a vite changé de paradigme.
Cinq ans plus tard, lors de la guerre d’Ossétie en 2008, il n’avait fallu qu’une nuit à CNN pour inverser le récit du bombardement des troupes russes (11 morts) de maintien de la paix internationalement reconnues par les Géorgiens — aidés par des Bérets Verts américains selon les sources quai d’Orsay et DGSE du journaliste du Canard Enchainé, Claude Angeli — en invasion russe. On avait transformé un casus belli pour n’importe quelle nation en violation du droit international par un impérialiste déchaîné. Les cyberattaques avaient bloqué la diffusion de la chaîne RT en anglais sur toute la région. Comme l’expliquait le journaliste russo-américain Yasha Levine, spécialiste d’internet, la Russie, qui avait gagné la guerre sur le terrain, avait perdu la guerre de la communication. Les médias européens avaient suivi la ligne CNN, bien entendu. Échec et mat. On y reviendra.
Integrity Initiative
Quelques années après, la guerre de Syrie marquait encore une progression dans la guerre de l’information, grâce à une antenne directement créée par les services spéciaux britanniques : Integrity Initiative. Celle-ci disposait d’un étroit maillage sur toute l’Europe de correspondants : diplomates et journalistes (Le Monde, le Guardian, en Espagne, en Italie, c’est facile à retrouver) relayant en temps réel « l’information » fabriquée par des officines tels que les « Casques Blancs » et autres. À ce moment-là, ces organisations recrutaient à tour de bras cameramen, cadreurs, éditeurs de contenu, rédacteurs, les expédiant parfois à Chypre en face du théâtre des hostilités. L’intervention russe aux côtés d’Assad provoqua alors une nette accélération des accents russophobes de cette propagande qui voyait plus loin : Integrity Initiative, fondée par un ex-para commando de Sa Gracieuse Majesté, ne devait en effet se dissoudre qu’après l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’Otan en 2023, ayant atteint ses objectifs. Mon roman L’Interprète paru début 2025 aux éditions Konfident jette un regard très documenté (les enquêtes du Daily Mail et du site Grayzone) sur la nébuleuse Integrity Initiative, les services s’occupant eux-mêmes de la fabrication du récit officiel avec un large éventail de complicités médiatiques — au point qu’on y perd ses petits, qui est qui ? Lorsque les informateurs (tiens, tiens…) sont liés à l’État, ou l’inverse, c’est au sens propre que la guerre de l’information tue l’information. La croissance exponentielle et incestueuse des départements Psy-Ops des services secrets avait rarement été abordée en fiction, elle est pourtant devenue un élément essentiel de la guerre moderne.
Moscou, octobre 2024
Je retrouve le grand et costaud Guennadi Alekhine, colonel de réserve de l’appareil de presse de l’armée russe, vétéran de quatre guerres dans le Caucase, en Tchétchénie entre autres. C’est un véritable spécialiste de la guerre de l’information, formé à l’institut de journalisme militaire soviétique de Lvov, dans les années 1980. Je l’avais interviewé pour la revue Livr’arbitre en mars 2022. Lorsque je lui tends la revue où figure son interview, il est estomaqué. En mars 2022 ? En France ? Moi ?
C’était un ami de feu Édouard Limonov et c’est par ce biais que nous avons fait connaissance.
Il évoque ensuite un centre d’information des irrédentistes tchétchènes, bourré de « conseillers » britanniques dont le sensationnalisme et le professionnalisme lui avait donné bien du fil à retordre, devenu la référence de l’actualité brûlante y compris pour les médias russes officiels. C’est ainsi que l’embuscade d’une colonne de véhicules militaires en Ingouchie dont celle-ci s’était tirée avec quelques égratignures était devenue aux yeux du monde une défaite russe retentissante.
On passe à l’Ukraine. Guennadi analyse les opérations quotidiennement sur la chaîne de télé « Le Monde de Belgorod », ville frontalière où il vit et où je lui rendrai visite en décembre, une localité où les alertes aériennes se chiffrent en moyenne à une dizaine par jour. J’en ferai l’expérience.
Propagande et désinformation
Malgré sa formation soviet et ses blagues sur le SMERSH (1), Guennadi n’a rien du type engoncé dans une langue de bois et il me semble percevoir chez lui une forme de respect pour mon pedigree de saltimbanque. Tout le monde ment, me dit-il sans tourner autour du pot, avec une lueur d’ironie dans ses grands yeux translucides — mais pas de la même manière. Les Russes ont tendance à axer leur discours sur la propagande au sens propre, politique, tandis que les Ukrainiens se concentrent sur la désinformation pure. Lorsqu’après les troubles liés à Prigojine, deux généraux du front un peu trop remuants ont été mutés, selon leurs principes les Ukrainiens ont commencé à sous-entendre de façon toujours plus sonore qu’ils avaient été liquidés ; ce qui avait deux avantages : dans le contexte hautement volatile de la période, 1) susciter de possibles mutineries dans l’armée russe, 2) d’accréditer la thèse aussi rabâchée que fantaisiste selon laquelle la Russie moderne serait l’URSS de Staline. Je me souviens du reste que cette « interrogation » avait fait l’objet d’un article dans un grand journal parisien du matin, reprise sans vérification. Quelque temps plus tard on a retrouvé un de ces généraux, Sourovikine, au poste d’attaché militaire en Algérie, ce qui, à l’heure actuelle, semble loin d’être une disgrâce. L’autre, Popov, en garnison dans un point chaud de l’immense république russe. Guennadi termine sur son credo : « La guerre de l’information est devenue un des moyens fondamentaux de conduire les conflits armés ».
Lorsqu’on a présenté la retraite de Kherson des troupes russes comme un « raccourcissement du front » — « L’expression de la Wehrmacht à partir de 1943, plaisante Guennadi, ils ne foutaient pas le camp, ils raccourcissaient le front » — Guennadi s’est joint aux protestations du correspondant de guerre Sémione Piégov et du général-colonel Andrey Kartapolov : « Il faut dire la vérité ». Le jour même de mon entrevue avec Alekhine, Deep State, le plus important site d’analyse militaire ukrainien, publie cette phrase : « Lies ruin us all. » Les mensonges nous détruisent tous.
Guennadi accuse la « culture du secret » du ministère de la Défense russe, héritage soviet. C’est bien celle-ci, dit-il dans une bouffée de colère, qui est responsable du refus d’accréditation des journalistes occidentaux auprès de nos troupes en Ossétie 2008. Résultat des courses : le monde n’a entendu que la version géorgienne de la guerre.
Le mec ne se fout pas de moi, sans cacher ses parti-pris, il n’essaie pas de m’enfumer.
Si la puissance hollywoodienne des médias d’Occident est difficile à vaincre et la Russie mal équipée pour la contrer, ses excès lui ont fait subir quelques revers. Au nombre desquels figurera la guerre d’Ukraine où les communiqués triomphalistes ont été à peu près systématiquement démentis dans un temps assez bref. Les opérations de Koursk ou encore la toute récente attaque de drones très réussie sur les aéroports dans la profondeur russe, témoignant des vulnérabilités du colosse, ont toutes un caractère de « communication ». La thèse avancée par certains russophiles à tout crin, selon laquelle les Russes auraient attiré les Ukrainiens dans un piège à Koursk, fait ricaner Guennadi. « Non, dit-il, ils ont identifié une faiblesse et foncé, qu’ensuite ce soit un désastre, c’est qu’il n’y avait pas de stratégie autre que la guerre de l’info, pour entraîner les Européens ».
Thierry Marignac.
1 Contre-espionnage militaire de l’Armée Rouge pendant la Seconde Guerre mondiale.
Nouveautés de l’auteur :
L’interprète, Thierry Marignac, éditions Konfident, 228 pages, 19 euros
Vu de Russie – Chroniques de guerre dans le camp ennemi, Thierry Marignac, La Manufacture de Livres, 249 pages, 18,90 euros
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